
Un peu plus d’un an après le
sous-estimé mais pourtant excellent
Somewhere else, Marillion revient comme promis avec un opus double et une nouvelle stratégie de diffusion. En effet, si d’un côté le groupe remet le
couvert en faisant appel aux souscriptions de ses fans pour produire son album et leur en proposer une édition limité luxueuse, de l’autre, ils l’offrent intégralement et gratuitement, bien en
amont de la date de sortie officielle, sur une plate-forme de téléchargement MP3. Stratégie payante ou commercialement suicidaire ? Ce sera à nos amis anglais d’en tirer leur propre bilan d’ici
quelques temps, quand l’aventure
Happiness is the road aura fait son chemin. Contrairement au monolithique Marbles qui déployait son concept ("la fuite du monde par le refuge dans les
souvenirs d’enfance") sur deux galettes relativement homogènes musicalement parlant,
Happiness is The Road se divise en deux parties quant à elles bien distinctes dans le fond et la
forme.
Essence se décline comme la suite conceptuelle de l’album (la quête existentialiste du bonheur"), tandis que
The hard shoulder en constitue la face plus "rock", plus
directe et spontanée. En bref,
Happiness is the road est un disque ambitieux, mais qui mettra un certains temps à livrer toutes ses saveurs et subtilités, y compris pour l’amateur
éclairé et impatient de Marillion. Aussi, vue l’option retenue pour cette nouvelle livraison, il est difficile d’aborder les deux "albums" comme faisant partie d’un tout.
Les onze titres d’
Essence se dévoilent donc dans un ensemble compact, avec des titres qui s’enchaînent les uns aux autres. A la première écoute, la surprise ne se fait point sentir, et
le frisson que trop rarement. On a l’impression de découvrir une œuvre sans relief, sans moments de bravoure ni idées fortes, d’où un sentiment immédiat de relative déception. En fait, on devine
un peu comment s'est créé l'album, avec des extraits de jam sessions collectives mis bout à bout. Si quelques titres paraissent d’emblée bien écrits, les autres respirent davantage le
bricolage et l’approximatif, avec une production qui met en avant les nappes de claviers (Mark Kelly est en effet omniprésent) et leurs vertus édulcorantes. Pour couronner le tout, Steve Hogarth
fait preuve de davantage de retenue dans son chant, moins intense et bouleversant qu’à son habitude. Aussi, Steve Rothery semble avoir rangé ses fameux solos de guitares pour ne conserver que de
rares phrasés légers et autres effets discrets éparses ici et là. Quelques sentiments émergent pourtant de cette déconcertante platitude, tels que la mélancolie, la contemplation où la quiétude,
mais rien de bien passionnel ni passionnant. On ne retrouve ni l'émotion à fleur de peau d’un
Marbles (avec lequel ce nouvel album souffre de la comparaison, format double CD oblige) ni
le désespoir et le désenchantement, magnifiques, de
Somewhere else. Pourtant le grain et la couleur musicale restent très raffinés dans l’ensemble, et cette nouvelle cuvée s’avère sans
aucun doute plus ambitieuse qu'un
Anoraknophobia qui, en son temps, avait déjà remonté la barre qualitative après les faiblesses pop des deux opus précédents. Fort heureusement, ce n’est
qu’au bout de plusieurs écoutes attentives que l’on commence à saisir les nuances et "l’essence" de ce
Happiness is the road part 1. Ainsi, on se laisse accrocher par les mélodies de
This train is my life et
Wrapped up in time, voir littéralement emporter et euphoriser par les envolées de
Woke up, sans oublier le titre éponyme
Happiness is the
road, le
Neverland de l’album, qui renoue enfin avec le style puissant et lyrique propre au Marillion qu’on aime.
The hard shoulder, le deuxième volume, s’avère être de facture plus classique et plus immédiatement accrocheuse. Il s'agit d'une collection de titres plaisants dans l’ensemble, à la
durée variable, qui brillent de la même qualité de production qu’
Essence, avec ce son très clair, ample et profond.
Thunder fly, savant dosage entre rythmes rock accrocheurs et
moments planants, ouvre les festivités, avec un petit je-ne-sais-quoi du Pink Floyd de l’ère Barrett, mais chanté à la manière Robert Plant par un Steve Hogarth regonflé à bloc. Dans la foulée,
on retrouve avec
Man from the planet Marzipan les changements de thèmes et d’ambiances qui font la force et l’originalité des compos du Marillion inspiré. Quelques ballades et autres
titres alambiqués plus tard, on retrouve l’inévitable "hit single" de l’album, qui fait mouche là où un
You’re gone donnait jadis dans le pétard mouillé. Puis s’ensuivra un très beau
final sans faute de goût, avec l’enchaînement du très mélodique
Especially true (qui s’achève dans un déluge de guitares façon
Cathedral wall) et du puissant
Real tears for
sale, à n’en point douter un futur classique du groupe sur scène.
En conclusion, ce nouvel album bicéphale, faute de cohérence, ne se hissera pas au niveau d’un
Brave ou d’un
Marbles. Mais il n’en demeure pas moins une œuvre avec laquelle il
faudra compter dans la discographie en dents de scie de Marillion. Avec
Happiness is the road, le groupe poursuit son chemin à travers une nouvelle ère créative de sa singulière
carrière, ère amorcée avec
Marbles. En résulte une totale indépendance en matière créative, ce qui engendre le meilleur, mais aussi le pire. Après la phase "prog" (de
Season’s
end à
This strange engine), la phase "pop" (de
Radiation à
Anoraknophobia), Marillion aurait-il inventé le "Post-prog" ? La suite au prochain épisode…
Fred Natuzzi et Philippe Vallin
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